Ce thème peut surprendre, ajoutant comme une pointe d’agressivité au motif qui dans
l’esprit de notre université, pour citer une de ses ambitions, « vise au bien commun, et se voue
au service de la Création tout entière ». Il s’inspire des questions qui nous ont souvent été
posées lors de la précédente session, intitulée « le courage de créer », et qui peuvent se
résumer ainsi : « certes, la création, plus que de la bravoure, demande du courage, de la
constance, un effort de tous les jours. Cela nous l’avons compris : mais comment procède-t-
on ? Quels outils pour créer, ou plutôt, puisqu’il est question de courage, quelles armes, au
moins pour commencer ? ».
Il nous semble en première approche qu’il en faut sept, chiffre symbolique qui s’est
progressivement imposé à la réflexion, sans nulle préméditation.
- La première, qu’on peut aussi présenter comme une condition préalable, c’est une culture
élémentaire, une connaissance minimale de ce qui s’est déjà fait, pourquoi, comment, contre
quels obstacles et dans quelles limites, dans le domaine bien sûr où le créateur désire
intervenir, mais aussi plus généralement dans l’histoire des créations humaines : l’auteur de
ces lignes a lui-même longuement rêvé à l’aventure passionnée d’un Bernard Palissy telle que
la lui racontait son manuel d’histoire dans ses très jeunes années ; il y avait là de quoi
alimenter toute une vie d’efforts, sinon de création. - La deuxième arme, dont l’idée même découle de la précédente, c’est l’admiration pour les
prédécesseurs : les grands créateurs sont tous de grands admirateurs, parfois même à
contresens de l’évidence, à contre-emploi d’une filiation trop vite conçue – on pense ainsi à
Baudelaire sollicitant l’approbation d’Hugo : « j’ai le plus grand besoin de vous… ». On
objectera peut-être que dans ce cas précis, à la fascination s’est peu à peu substitué le rejet. - C’est précisément évoquer la troisième arme, l’esprit critique : à l’égard de ce qui est trop
convenu, trop facilement venu, du consensuel, de la pensée unique – mais aussi à l’égard de
soi-même, de ses habitudes, inerties et paresses propres, ou de son œuvre précédente : et c’est,
après les premiers essais trop redevables au maître, la poésie véritablement baudelairienne,
c’est encore, après Les fleurs du mal, l’admirable « Recueillement », re-cueillement qui
récuse le passé bien plus sévèrement que le procureur Pinard, et prélude au symbolisme. - Et voici la quatrième arme, l’invention d’un style, souvent, mais non exclusivement à partir
des deux rubriques précédentes, et qui peut être lente, se prolonger tout au long de l’œuvre, ou
bien surgir d’un coup, depuis le « moment fondateur » tel que le reconstitue un Jean-Pierre
Richard dans le cas de Rimbaud – encore ce style peut-il ne pas s’en tenir à la seule urgence
intime de la création : tous les créateurs ne sont pas des génies, qui savent imposer leur
marque au front de l’époque mal gré qu’elle en ait ; il y faut souvent pour les autres,
l’immense majorité des créateurs, une manière qui concilie un tant soit peu la matière créée,
un style aussi d’expression et de communication qui n’ignore pas entièrement pédagogie,
rhétorique, et art de la communication : en somme, une courtoisie de l’inventeur. - À cette armée des simples talents, qui sont aussi « le sel de la terre » humaine, est
indispensable la cinquième arme, dont il a été question lors de la précédente session mais dont
il faut sans cesse remettre la navette sur le métier : le courage de l’effort quotidien, la
constance, la patience et la résolution, toutes qualités qui concourant à l’ « ouvrage », cette
opera des Latins qui mène au bout du compte à l’opus. - Un tel labeur, qui sillonne chaque jour le champ de la création, exige afin d’y enfoncer le
soc que l’on pèse sur l’araire d’un poids tout autant spirituel que physique : que se creuse
constamment la signification de l’effort, que s’enrichisse en permanence l’intention créatrice,
que se médite et s’authentifie incessamment la tension vers le bien commun. Revenant dans
un livre récent sur la logique de la création (avec une majuscule ou non) selon Hegel, Bernard
Bourgeois montre que l’idée, pour passer du logos à la nature, autrement dit pour se réaliser,
commence par se penser elle-même, par une « réflexion en soi », condition indispensable pour
se poser en libre créateur d’un « posé qui, comme créé, est tout aussi libre » – et comme tel,
lui-même voué à terme au spirituel. Cette « intériorité du sens créant son extériorité
sensible », c’est tout le sens de la prière du travailleur chrétien, et plus généralement pour les
autres, de l‘approfondissement de soi, et de son rapport à l’autre. - Ainsi conçue, la création porte en elle-même sa propre récompense, et c’est la septième
arme, peut-être la plus efficace, car elle est aussi sa compagne la plus fidèle, son signe et le
motif de sa constance, sa « circonstance adjointe » diraient les rhétoriciens : la joie de créer.
Lors de sa leçon inaugurale dans l’amphithéâtre Richelieu de l’ICES, en octobre dernier,
Michael Edwards réagissait à une question du public, impliquant souffrance et mal de vivre
dans la création : mais croyez-vous, répondait-il en substance, que le créateur ignore la valeur
de ce qu’il produit ? Qu’il n’en est pas heureux ? Que cela ne lui procure pas une joie
insubstituable ? Puis, évoquant Shakespeare bouclant sa première tétralogie, avec un
triomphal, jubilatoire, libérateur juron de Cambronne aussi révélateur de sa nature
véritablement française que caractéristique de l’enthousiasme créateur, l’académicien de
prêter ce cri au grand dramaturge : « M… ! J’ai écrit Richard III, quand même ! »
Concluons nous aussi sur ce mot, qui rappelle la clé de toute cette aventure de l’université
d’été : le meilleur antidote aux prophéties de malheur parasitant en ce moment l’essentiel de
l’humaine communication, c’est la création, avec son arme la plus sûre, la joie de créer,
mobile et récompense de qui veut œuvrer au service la Création tout entière.